Comprendre Amoris laetitia


 

Christophe Schonborn

Entretien avec le cardinal Schönborn sur « Amoris laetitIa »

Antonio Spadaro sj

© Éditions Parole et Silence/ Civiltà Cattollica, 2016. N. 0116

 

À plusieurs reprises, le pape François a affirmé que le cardinal Christoph Schönborn avait bien saisi et correctement transmis la signification de l’Exhortation apostolique Amoris Lætitia. Ainsi, notre directeur l’a interviewé au cours d’une longue conversation détendue. Tous les thèmes fondamentaux du document du Magistère émergent. Et en particulier, la situation de ceux qui ne parviennent pas à mettre objectivement en œuvre notre conception du mariage et à transformer leur mode de vie selon cette exigence est éclaircie. Ce dialogue fait apparaître que, à travers cette Exhortation, le pape exerce « son rôle de pasteur, de maître et de docteur de la foi », et qu’à travers elle l’enseignement de l’Église accomplit « un pas de plus » dans l’approche du mariage et de la famille. Antonio Spadaro sj

 

S’entretenir avec le cardinal Christoph Schönborn, archevêque de Vienne, revient à créer un espace de réflexion qui exige calme, attention, intériorité. La lumière de la réflexion s’unit toujours chez lui à la profondeur spirituelle. En cela, il répond au charisme de l’Ordre des prêcheurs qui est parfaitement résumé dans la devise de saint Thomas : contemplata aliis tradere, « transmettre aux autres les choses contemplées ». C’est ce que fut notre conversation : une transmission et un partage, non pas de thèses abstraites et intellectuelles ou de cas d’école, mais des réflexions vérifiées dans la prière. Le ton et le rythme de la conversation reflètent cette dimension contemplative.

Le cardinal a présenté le texte d’Amoris laetitia au cours de la conférence de presse officielle du 8 avril 2016 auprès de la salle de presse du Vatican. Par la suite, le pape François lui-même, lors d’une conférence de presse tenue à l’occasion de son vol retour de Lesbos, le 16 avril 2016, a affirmé que l’archevêque de Vienne avait bien saisi et correctement transmis la signification de l’Exhortation. Le souverain pontife a exprimé ce jugement en public à plusieurs reprises. Les propos du cardinal sur l’interprétation de ce document revêtent donc une valeur particulière.

J’avais déjà interviewé le cardinal Schönborn pour la Civiltà Cattolica à la veille du Synode ordinaire d’octobre 2015[1]. Comme à cette occasion, notre conversation s’est déployée lors de rencontres au siège de la revue et à travers un échange de textes[2].


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Votre Éminence, quels ont été vos sentiments à la lecture de Amoris laetitia ? Qu’avez-vous éprouvé ?

Ce texte du pape François m’a frappé par sa simplicité et sa saveur d’évangile. Sa fraîcheur m’a rappelé son premier Buona sera ! le soir de son élection sur la place Saint-Pierre. C’est un texte marqué par l’accueil. Ce qui frappe à la lecture, c’est la bonté du Bon Pasteur qui rejoint le concret des familles en leur rappelant qu’au milieu de leurs espoirs et de leurs angoisses, elles sont le lieu de l’amour, la porte par laquelle la fraternité et l’amitié rentrent dans le monde, un signe de l’inébranlable fidélité de Dieu à son Alliance.

 

Comment percevez-vous le regard qui habite les pages de ce texte ? Comment dévoile-t-il la réalité des familles?

Le langage de Amoris laetitia est un langage de connivence : il ouvre un dialogue vivant avec son lecteur qui se sent entendu, compris. On sent qu’il a une joie profonde à s’émerveiller devant la beauté de la vie conjugale et familiale. Tout en étant très réaliste il ne manifeste pas d’alarmisme, il n’y a pas l’obsession des déviances. Il parle des réalités de notre époque, des risques, des défis, de toutes ces grosses souffrances mais avec une profonde compassion pour ce qui se vit. On voit Jésus vivre avec les gens : ni dans l’illusion, ni rigoriste, ni laxiste. C’est un père qui aime. Dans tout cela transparaît cette profonde confiance des parents envers leurs enfants, des époux entre eux, du croyant qui a confiance en Dieu, du pasteur qui se fie à la grâce comme aux consciences

 

Certains ont parlé de Amoris Laetitia comme d’un document mineur, quasi d’une opinion personnelle du pape, sans véritable poids magistériel. Quelle valeur a cette Exhortation ? Est-elle un acte du magistère ? Cela semble évident, mais il est bien de le préciser pour éviter que certaines voix ne créent de la confusion parmi les fidèles en affirmant qu’elle ne l’est pas...

C’est évidemment un acte du magistère : une Exhortation apostolique. Il est clair que le pape ici exerce son rôle de pasteur et de maître, de docteur de la foi après avoir bénéficié de la consultation des deux synodes… On peut – sans aucun doute –parler d’un document pontifical d’une très grande qualité, une véritable leçon de sacra doctrina qui nous reconduit à l’actualité de la Parole de Dieu. Je dois dire que mes différentes lectures me font à chaque fois saisir la finesse de sa composition et la multitude de détails riches d’enseignement. Dans l’exhortation, il y a des passages qui ont très nettement une valeur doctrinale explicite, qui se reconnaissent au ton et au contenu de l’énoncé, à sa place par rapport à l’intentionnalité du texte… « Je demande avec insistance... Il n’est plus possible de dire… J’ai voulu faire clairement part à toute l’Église… » etc. Amoris laetitia est un acte du magistère actualisant pour aujourd’hui l’enseignement de l’Église. De même que nous lisons le concile de Nicée dans la lumière du concile de Constantinople, Vatican I dans la lumière de Vatican II, nous lisons maintenant les interventions magistérielles antérieures sur la famille dans la lumière de son apport. C’est la fonction propre du magistère vivant « d’interpréter authentiquement la Parole de Dieu écrite ou transmise » (Dei verbum, 10).

 

Certaines choses vous ont-elles surpris  ? D’autres vous ont-elles fait réfléchir  ? Avez-vous dû relire certains passages plusieurs fois  ?

J’ai surtout été heureusement surpris par la méthodologie. Dans ce domaine des réalités humaines, le pape a fondamentalement renouvelé le discours de l’Église, dans la ligne d’Evangelii gaudium bien sûr, mais également de Gaudium et spes, où principes doctrinaux et considération des hommes d’aujourd’hui sont en continuelle involution. C’est une disponibilité profonde à accueillir la réalité.

 

Cette disponibilité à accueillir la réalité est une forme de confiance…

Nous osons un regard qui ne renonce pas à l’idéal ou au patrimoine doctrinal, mais qui a le courage de regarder les familles comme elles sont. La certitude que Dieu aime, cherche, attire chacun avec tendresse et donne toujours une nouvelle chance, provoque une énorme confiance. C’est une autre caractéristique du document : « L’amour fait confiance » au point de reconnaître « la lumière allumée par Dieu qui se cache derrière l’obscurité, ou la braise qui brûle encore sous la cendre » (AL 114).

 

Ce regard ouvert à la réalité et à la fragilité peut-il nuire à la force de la doctrine ?

Absolument pas. Le grand défi du pape est de montrer que ce regard appréciatif, empreint de bienveillance et de confiance, ne nuit pas à la fermeté de la doctrine mais participe de sa colonne vertébrale. Le pape François perçoit la doctrine comme l’aujourd’hui de la Parole de Dieu, Verbe incarné dans notre histoire, doctrine transmise en écoutant les questions qui se posent sur le chemin.

Il refuse un regard de repli sur des énoncés abstraits, coupés du sujet vivant témoignant aujourd’hui d’une Bonne nouvelle, une rencontre qui change la vie. Le regard abstrait de type doctrinaire domestique des énoncés pour imposer leur généralisation à une élite, en oubliant que « fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu » (Benoît XVI, Deus caritas est, 16).

À votre avis, en quoi consiste la clé de lecture de cette Exhortation ?

 

En y réfléchissant, je me suis rendu compte que ce regard du Bon Pasteur, ce regard non dominateur qui traverse tout le document nous en livrait aussi une des clés de lecture. Il permet de découvrir dans l’accueil des plus pauvres, des plus fragiles le paradigme de la manière dont nous accueillons les fragilités ou les situations difficiles dans l’Église. « L’attention accordée, tant aux migrants qu’aux personnes handicapées, est un signe de l’Esprit. Car les deux situations sont paradigmatiques : elles mettent spécialement en évidence la manière dont on vit aujourd’hui la logique de l’accueil miséricordieux et de l’intégration des personnes fragiles » (AL 47), et dans le même mouvement il parle également de la dépendance des personnes âgées (AL 48) et des familles submergées par la misère (AL 49). On saisit chez lui une grande admiration pour toutes ces vertus qui se vivent quotidiennement dans les situations de grande difficulté. Le regard de la foi vive y perçoit la chair de Jésus. Les pauvres lui donnent la clé. Leur parler de l’évangile de la famille, c’est « comprendre, consoler, intégrer ». On voit bien qu’il ne relativise en rien la vision chrétienne de la famille. Son regard de miséricorde et de compassion, d’accompagnement et de croissance, de maturation et de discernement, n’enlève rien à la clarté de l’enseignement ecclésial mais lui donne au contraire son droit de cité comme lumière sur ce chemin où le Christ nous précède, uni aux petits. Comme il le rappelle au début, « la Parole de Dieu ne se révèle pas comme une séquence de thèses abstraites, mais comme une compagne de voyage » (AL 22). Avec ce regard de foi sur le concret et cette attention aux plus fragiles sur le chemin, nous avons certainement les clés de lecture de Amoris laetitia.

 

Le pape François nous reproche d’agir souvent avec une attitude défensive et de gaspiller les énergies pastorales en multipliant les attaques contre un monde décadent, en faisant preuve de peu de capacité à proposer des chemins de bonheur. On dirait vraiment que certains ministres de l’Évangile et que certains pasteurs finissent par parler plus de la laideur du péché que de la beauté du salut. Ainsi, le pape insiste sur une pastorale positive, accueillante. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai, le pape nous appelle à une autocritique pastorale et nous signale chemin faisant les grandes tentations idéologiques - pélagiennes comme il dit par ailleurs, - qui peuvent miner nos désarrois face au réel. Avant de dénoncer, il faut annoncer et accompagner, stimuler la croissance et consolider l’approfondissement. Toute la dynamique d’Amoris laetitia, c’est de montrer que rien n’encourage plus le vrai amour que de croire à l’amour. Il y a une grande veine pédagogique : c’est l’attrait du bien qui motive et qui donne la force de cheminer sur ce chemin où le Père nous attire, nous cherche quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons. Nous sommes à cent lieues d’une pastorale défensive où le mal devient une obsession tournant le dos à la présence du « Témoin fidèle et vrai » (Ap 3, 14).

 

Cette pastorale positive me semble extrêmement importante aujourd’hui. Le pape insiste beaucoup sur la croissance, la maturation, les petits pas en avant…

La pastorale positive, c’est l’accompagnement sur un chemin de croissance, le ferment qui fait lever la pâte. On sent cette joie d’un père qui perçoit dans les situations difficiles le petit pas qui a été possible et qui a peut-être coûté un grand effort, un plus grand effort que pour quelqu’un vivant sa situation familiale dans des conditions très favorables. C’est tout le sens de la ‘‘loi de gradualité’’ évoquée par saint Jean-Paul II : l’être humain « connaît, aime et accomplit le bien moral en suivant les étapes d’une croissance », il « va peu à peu de l’avant grâce à l’intégration progressive des dons de Dieu et des exigences de son amour définitif et absolu dans toute la vie personnelle et sociale de l’homme » (Jean-Paul II, Familiaris consortio 34). Nous devons être attentifs « au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité » (AL 308)

La pastorale positive, c’est aussi une manière d’exposer la doctrine ?

La pastorale positive, c’est aussi une manière d’exposer la doctrine de façon suave en la connectant aux motivations profondes des femmes et des hommes. Toute la doctrine est dite, mais de façon fraîche et nouvelle, lisible pour un grand public. C’est une belle illustration de ce que saint Jean XXIII avait dit à l’ouverture du Concile : les vérités sont immuables, mais la manière de les dire et de les proposer doit se renouveler. Il y a là un vrai renouvellement.

 

Ce qui marque dans Amoris lætitia, c’est l’insistance avec laquelle le pape affirme qu’aucune famille n’est une réalité parfaite et toute faite. Dans Amoris lætitia, on retrouve un regard ouvert, profondément positif, qui ne se nourrit pas d’abstractions ou de projections idéales, mais d’une attention pastorale portée à la réalité des familles telles qu’elles sont. Parfois, écrit le pape, nous avons présenté un idéal théologique du mariage trop abstrait, qui l’a rendu moins désirable et moins attirant. Pourquoi avons-nous tendance à être excessivement idéalistes quand nous parlons de rapport de couple ? Ne s’agit-il pas d’un idéalisme romantique qui risque de tomber dans une forme de platonisme ?

 

La Bible elle-même nous présente la vie familiale non comme un idéal abstrait mais comme une « œuvre artisanale » (AL 16 ; cf 221). Le regard du Bon Pasteur se porte sur des personnes et non sur des notions qui sont là pour rendre raison, dans un second temps, de la réalité de notre espérance. Couper ces notions du monde dans lequel la Parole s’incarne, c’est effectivement s’exposer à « développer une morale bureaucratique froide » (AL 312). Nous avons parlé du mariage de manière tellement abstraite que cela n’a rien d’attirant (cf. AL 36). Le pape est très clair, aucune famille n’est une réalité parfaite. Elle est faite d’hommes pécheurs. Elle est en chemin. Pour moi, c’est le fond de tout le document, c’est le in via classique de saint Thomas. Cette manière de voir n’est pas du sécularisme, de l’aristotélisme opposé au platonisme, je crois que c’est plutôt le réalisme biblique, ce regard sur l’homme que nous donne l’Écriture.

Le langage utilisé dans cette Exhortation est très frappant : c’est un langage quotidien, ordinaire, lisible. Le texte semble s’adresser à tout le monde Je pense par exemple à la phénoménologie de l’érotisme…

 

La sexualité elle-même s’accommode mal d’abstractions. Dans les chapitres centraux de l’Exhortation, consacrés à la croissance de l’amour, le pape François parle avec beaucoup de réalisme et de fraîcheur des passions, de l’affectivité, de l’érotisme, de la sexualité.. La dimension érotique de l’amour, le désir, le plaisir donné, le plaisir reçu… autant d’éléments d’une phénoménologie de l’érotisme que l’exhortation intègre avec beaucoup d’à propos à la vision chrétienne du mariage qui n’est pas réduit à sa finalité reproductrice. L’union sexuelle des époux est présentée comme « un chemin de croissance dans la vie de grâce » (AL 74).

 

C’est une avancée par rapport au passé, me semble-t-il…

Jean-Paul II, avec sa théologie du corps et sa vision de la famille image de la Sainte Trinité, avait innové par rapport à une tradition quasi unanime qui refusait de voir l’image de Dieu en l’homme ailleurs que dans son âme. Avec le pape François, je crois que l’enseignement de l’Église fait un pas de plus en approfondissant une approche du mariage et de la famille, non plus par en haut mais avec ce regard aimant de la réalité qui embrasse toutes les souffrances, les misères humaines, les pauvretés, mais aussi toutes les joies, les inclinations du cœur humain, les passions de l’homme pour en montrer l’ouverture à ce que le Dieu vivant Trinité veut réaliser comme son image dans le couple et la famille.

 

Le chapitre sur l’éducation des enfants me semble éclairer la signification d’ensemble de l’Exhortation. Il parle du père et de la mère, mais peut-être ainsi également de l’Église mère et de la paternité spirituelle de ses ministres. « L’obsession n’éduque pas ; et on ne peut pas avoir sous contrôle toutes les situations qu’un enfant pourrait traverser », écrit le pape. Il a lui-même affirmé à plusieurs reprises que l’Église ne doit pas être obsédée par les thèmes moraux au détriment du kérygme, de l’annonce de la mort et de la résurrection du Christ pour moi. Et le pape poursuit en affirmant que ce qui importe « c’est de créer chez l’enfant, par beaucoup d’amour, des processus de maturation de sa liberté, de formation, de croissance intégrale, de culture d’une authentique autonomie ». Pourrait-on, par analogie, appliquer ce principe à la préoccupation que l’Église mère éprouve pour tous ses fils, qu’elle éduque dans la foi et à la foi ? De quelle manière ?

J’admire cette finesse du pape François de faire précéder le chapitre sur la pastorale des situations difficiles par celui sur l’éducation. C’est très éclairant pour la praxis pastorale de l’Église et le « réalisme patient » exigé par l’amour : « proposer de petits pas qui peuvent être compris, acceptés et valorisés » (AL 271). On a la clé du chapitre 8. Ce qu’il dit de la famille, ecclesiola, il le dit de l’Église. Dans la famille comme dans l’Église ni le laisser faire, ni l’obsession ne permettent de susciter des processus de maturation, de croissance, qui sont autant de processus de libération aimantés par le bien qui attire et qui pour un chrétien porte un nom. Il est important dans ce « processus qui part de ce qui est imparfait vers ce qui est plus accompli que chacun puisse découvrir lui-même la portée de certaines valeurs, principes et normes au lieu de se les voir imposer comme des vérités irréfutables » (AL 264). C’est ce qu’il avait dit auparavant dans une magnifique citation de saint Ignace tirée des Exercices : « Ce n’est pas le fait de savoir beaucoup qui remplit et satisfait l’âme, mais le fait de sentir et de savourer les choses intérieurement » (AL 207)… C’est ce que dit saint Thomas sur la loi nouvelle qui est une Loi inscrite dans le cœur.

 

L’Exhortation présente une synthèse de la spiritualité ignatienne et de la tradition thomiste. Lors de la présentation officielle au Vatican, vous avez dit que Amoris laetitia avait deux pères prestigieux : Ignace de Loyola et Thomas d’Aquin.

Oui, l’Exhortation à mon avis trouve ses racines chez saint Ignace et chez saint Tomas. Nous avons là l’exposé d’une morale qui s’inspire des grandes traditions ignatienne (discernement de la conscience) et dominicaine (la morale des vertus). Nous tournons le dos aux morales de l’obligation qui dans leur extrincésisme engendrent tout à la foi laxisme et rigorisme, pour renouer avec la grande tradition morale catholique et par là même intégrer tout l’apport du personnalisme.

 

Je demande au dominicain : nous avons besoin des vertus ?

Nous avons besoin des vertus pour que le bien saisi par l’esprit s’enracine en nous et puisse être saisi comme bien pour nous… la prudence, le jugement sain, le bon sens dépendent de toute une chaîne d’éléments qui se synthétisent dans la personne, au cœur de sa liberté… les conceptions inadéquates qui conditionnent la liberté... les tendances et les blessures de l’enfance… Amoris laetitia est le grand texte de morale que nous attendions depuis le concile et qui développe les options déjà prises par le Catéchisme de l’Église catholique et Veritatis splendor. Seul un jésuite probablement pouvait honorer avec autant d’acuité et de lucidité l’alchimie du singulier et de l’universel, du conditionnement et de la norme dans la dynamique de l’acte moral. Je suis frappé de voir à quel point le pape François a touché le noyau de la morale thomiste en parlant de la morale d’amitié. C’est vraiment le jeu de deux libertés qui se rencontrent. Tout le dynamisme de l’amitié ne peut dépendre de l’obligation extérieure mais de l’exigence intérieure. In fine, on va devoir dire que c’est l’exigence de l’amour qui oriente le cheminement d’Amoris laetitia. Rien n’est plus exigeant que l’amour. Une loi, on peut la suivre de l’extérieur sans y mettre le cœur, parce qu’on est obligé. Alors qu’on ne peut pas vivre l’amour d’amitié sans que soit pleinement engagée la liberté.

Quelqu’un a dit que cette Exhortation semble tomber dans la « morale de situation » et dans la « gradualité de la loi ». Je crois que le pape ne propose absolument pas de prendre notre propre faiblesse comme critère pour établir ce qui est bien et ce qui est mal. Cependant, il met en avant une progression dans la connaissance, dans le désir et dans la réalisation du bien : tendre à la plénitude de la vie chrétienne ne signifie pas faire ce qui est de manière abstraite le plus parfait, mais ce qui est concrètement possible. Qu’en pensez-vous ? Comment répondre à ces accusations ?

Derrière une claire objectivité du bien et de la vérité, ce texte met en avant le progrès dans la connaissance et dans l’engagement à faire le bien de l’homme in via. L’invitation à la sequela Christi, dans le quotidien de la famille et du mariage, va concrètement permettre à la règle de devenir exigence de l’amour à mesure de sa croissance. C’est toute l’expérience de la vie chrétienne. Nous sommes à l’opposé d’une morale de situation où la norme est toujours perçue comme extrinsèque à l’acte posé : elle demeure au rang des principes généraux au profit exclusif, dans la hiérarchie des valeurs, des valeurs de la personnalité.

Dans une morale de situation le sujet s’affranchit de la norme objective, considérée de façon abstraite, au profit d’un pragmatisme de circonstances. Nous sommes dans un système à double vérité morale, l’idéale et l’existentielle. Dans une morale des vertus mise en avant par le Catéchisme de l’Église catholique, la morale et ses principes ne rejoignent l’action que sous mode de prudence et non de connaissance théorique. « La vérité sur le bien moral, déclarée dans la loi de la raison, est reconnue pratiquement et concrètement  par le jugement prudent de la conscience » (CEC 1780). La justesse morale de tel acte concret inclut inséparablement la recherche de la norme objective qui s’applique à la complexité de mon cas (qui n’est jamais aussi simple que le laisse supposer une analyse abstraite de l’acte extérieur) et l’enracinement des vertus qui portent à faire le bien perçu. C’est le point nodal de l’élucidation des rapports objectif/subjectif que les morales de l’obligation comme les morales de situation ne savent pas honorer.

 

Nous sommes dans la centralité de la prudence dont parle saint Thomas…

A la différence d’une morale de la situation où la conscience se règle sur l’autonomie de la personne et d’une morale de l’obligation où la conscience est simple enregistrement d’une norme abstraite imposée de l’extérieur, dans la morale catholique exposée par le CEC « la prudence dispose la raison pratique à discerner en toutes circonstances notre véritable bien… guide immédiatement le jugement de conscience… Grâce à cette vertu nous appliquons sans erreur les principes moraux aux cas particuliers et nous surmontons les doutes sur le bien à accomplir et le mal à éviter » (CEC 1806). C’est bien en fonction de ce que je suis et du cadre dans lequel je me trouve que le discernement prudentiel recherche, juge, choisit ce qui lui apparaît juste et droit dans un cas concret. C’est bien d’une norme objective qu’il s’agit mais de la norme objective qui correspond à la singularité de mon cas dans « la recherche et l’amour du vrai et du bien » (GS 15, 2). « Quand il écoute la conscience morale, l’homme prudent peut entendre Dieu qui parle » (CEC 1777).

 

 

Dans le dynamisme de cette recherche et de cet enracinement, caractéristique de notre vie de croissance « vers la vérité tout entière » (Jn 16, 13), beaucoup de facteurs  peuvent expliquer une non-culpabilité par rapport au non-respect objectif d’une norme ou du moins une nette diminution de l’imputabilité…

Oui, sur ce chemin de croissance beaucoup de facteurs peuvent expliquer qu’il est possible de ne pas être subjectivement coupable si l’on ne respecte pas objectivement une norme, ou en tout cas que l’imputabilité soit fortement diminuée. C’est du reste ce que nous lisons dans le CEC : « L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux » (CEC 1735) : toutes choses qui affectent « la pleine connaissance » ou « l’entier consentement » (CEC 1859) et donc peuvent miner la perception hic et nunc de la portée ou de la centralité de la norme.

 

En ceci le pape François s’inscrit dans la tradition de l’Église…

Avec ce que dit le pape François autour de la conscience, nous sommes là dans la grande tradition ecclésiale du traitement des cas, enrichie par une perception personnaliste de l’unicité de chaque acte libre.


Je suis intrigué par le fait que le pape parle des situations irrégulières en mettant l’adjectif entre guillemets et en le faisant précéder de l’expression « soi-disant ». À votre avis, cela a-t-il une signification particulière
?

Le grand événement de ce document, c’est qu’il dépasse les catégories de « réguliers » et d’« irréguliers ». Il n'y a pas, de façon simpliste, d’un côté les mariages et les familles qui fonctionnent, qui sont bien, et les autres qui ne le sont pas. Il parle de cette réalité qui concerne tout le monde : nous sommes des viatores, nous sommes en chemin. Nous sommes tous sous le péché et tous nous avons besoin de la miséricorde. Dans la plus orthodoxe des situations, l’appel à la conversion est aussi réel que dans une situation irrégulière. C’est seulement au deuxième plan qu’il faut parler du péché, de l’échec, des blessures, qui touchent la réalité familiale. Il dit très souvent : les situations « dites irrégulières ». Ce n'est pas du tout du relativisme, au contraire il est très clair sur la réalité du péché. Il ne nie pas qu’il y ait des situations régulières ou irrégulières, mais il dépasse cette perspective pour pratiquer l’Évangile : que celui d'entre vous qui n'a jamais péché jette la première pierre.

 

Quel est le message profond présent dans ce dépassement des catégories de “régulier” et d’“irrégulier” ?

Ce n’est pas une mise sur pied d’égalité de toutes les situations indistinctement mais l’expression d’un message fondamental : au-delà de régulier et irrégulier, nous sommes tous des mendiants de la grâce. Je sais personnellement, en raison de la situation de ma propre famille, combien cette distinction est difficile pour ceux qui viennent d’une famille « patchwork ». Le discours de l’Église peut blesser. Avec Amoris laetitia, quelque chose change dans le discours ecclésial. Le pape François a placé son document sous le signe d’une phrase conductrice : « Il s’agit d’intégrer tout le monde », parce qu’il s’agit d’une compassion fondamentale de l’Évangile. « Il s’agit d’intégrer tout le monde, on doit aider chacun à trouver sa propre manière de faire partie de la communauté ecclésiale, pour qu’il se sente objet d’une miséricorde ‘‘imméritée, inconditionnelle et gratuite’’. Personne ne peut être condamné pour toujours, parce que ce n’est pas la logique de l’Évangile ! » (AL 297).

 

Ce principe continuel de l’inclusion, bien sûr, préoccupe certains. Cette exhortation ne favorise-t-elle pas un certain laxisme, une mise de côté de l’enseignement ecclésial, la perte des repères ?

Le pape ne laisse planer aucun doute sur l’enseignement de l’Église : « Afin d’éviter toute interprétation déviante, je rappelle que d’aucune manière l’Église ne doit renoncer à proposer l’idéal complet du mariage, le projet de Dieu dans toute sa grandeur » (AL 307). Mais il affirme, en utilisant une expression très forte, qu’ « il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain. » (304). Nous ne devons pas être mesquin…

 

Et surtout les pasteurs ne peuvent et ne doivent pas l’être !

Le pape François affirme qu’un « Pasteur ne peut se sentir satisfait en appliquant seulement les lois morales à ceux qui vivent des situations ‘‘irrégulières’’, comme si elles étaient des pierres qui sont lancées à la vie des personnes. C’est le cas des cœurs fermés, qui se cachent ordinairement derrière les enseignements de l’Église » (AL 305).  Il exige une « salutaire réaction d’autocritique » et nous pousse tous, sans distinction, à parcourir la Via caritatis avec un sobre réalisme qui incarnera pas à pas l’évangile de la famille. Sur ce chemin, la doctrine devient petit à petit lumière à mesure que nous sommes happés par la personne de Jésus.

 

Le souverain pontife, écoutant les Pères synodaux, a pris conscience du fait que l’on ne peut plus parler d’une catégorie abstraite de personnes ni enfermer la praxis de l’intégration dans une règle générale.

Sur le plan des principes, la doctrine du mariage et des sacrements est claire. Le pape François l’a réexprimée avec une clarté communicative. Sur le plan de la discipline, « étant donné la multiplicité des situations concrètes », on ne devait pas s’attendre à « une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas » (AL 300). Sur le plan de la pratique face aux situations difficiles et aux familles blessées, « il faut seulement un nouvel encouragement au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers, qui devrait reconnaître que, étant donné que le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas, les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes. » (AL 300). Il ajoute de façon très claire et sans ambiguïté que ce discernement concerne également la vie « sacramentelle, étant donné que le discernement peut reconnaître que dans une situation particulière, il n’y a pas de faute grave » (Note 336). Précisant par ailleurs que « la conscience des personnes doit être mieux prise en compte par la praxis de l’Église » (AL 303), notamment dans un colloque « avec le prêtre, dans le for interne » (AL 300).

 

Après cette Exhortation, savoir si tous les divorcés remariés peuvent accéder aux sacrements ou si aucun d’entre eux ne le peut n’a aucun sens

Il y a la doctrine sur la foi et les mœurs, il y a la discipline fondée sur la sacra doctrina et la vie ecclésiale, et il y a la praxis personnellement et communautairement conditionnée. Amoris laetitia se situe à ce niveau très concret de la vie de chacun. Là où il y a une évolution clairement exprimée par le pape François, c’est dans la perception par l’Église des éléments conditionnants et atténuants propres à notre époque. « L’Église a une solide réflexion sur les conditionnements et les circonstances atténuantes. Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante. Les limites n’ont pas à voir uniquement avec une éventuelle méconnaissance de la norme. Un sujet, même connaissant bien la norme, peut avoir une grande difficulté à saisir les « valeurs comprises dans la norme » ou peut se trouver dans des conditions concrètes qui ne lui permettent pas d’agir différemment et de prendre d’autres décisions sans une nouvelle faute. Comme les Pères synodaux l’ont si bien exprimé, il peut exister des facteurs qui limitent la capacité de décision ». (AL 301).

 

C’était l’orientation déjà contenue dans le fameux n. 84 de Familiaris consortio qu’il reprend plusieurs fois : « Les pasteurs doivent savoir que, par amour de la vérité, ils ont l’obligation de bien discerner les diverses situations ».

Saint Jean-Paul II poursuivait en distinguant trois cas : « Il y a en effet une différence entre ceux qui se sont efforcés avec sincérité de sauver un premier mariage et ont été injustement abandonnés, et ceux qui par une faute grave ont détruit un mariage canoniquement valide. Il y a enfin le cas de ceux qui ont contracté une seconde union en vue de l'éducation de leurs enfants, et qui ont parfois, en conscience, la certitude subjective que le mariage précédent, irrémédiablement détruit, n'avait jamais été valide. » Chacun de ces cas fait donc l’objet d’une validation morale différenciée. Ils sont autant de points de départ différents dans une participation de plus en plus profonde à la vie de l’Église à laquelle tous sont appelés. Déjà implicitement, pour Jean-Paul II, on ne peut pas dire purement et simplement que toute situation de divorcé remarié soit l’équivalent d’une vie dans le péché mortel coupée de la communion d’amour entre le Christ et l’Église. Il y a donc une non-équivalence pure et simple entre la situation objective et la réalité de grâce devant Dieu et son Église. Il ouvre une porte à une compréhension plus large passant par le discernement des différents cas qui ne sont pas objectivement identiques et par la prise en compte du for interne


Il me semble que cette étape représente une évolution dans la compréhension de la doctrine.

 

La complexité des situations familiales, qui dépasse de loin ce qui était habituel dans nos sociétés occidentales il y a encore quelques décennies, a rendu nécessaire un regard plus nuancé sur la complexité de ces situations. Encore moins qu’auparavant, la situation objective d’une personne ne dit le tout d’une personne devant Dieu et devant son Église. Cette évolution nous conduit vitalement à repenser ce que nous visions lorsque nous parlions des situations objectives de péché. Cela induit implicitement une évolution homogène dans la compréhension et l’expression de la doctrine.

Je crois que c’est un point où le pape François a fait un pas important. Il nous oblige à clarifier quelque chose, qui était resté implicite dans Familiaris consortio, sur le lien entre l’objectivité d’une situation de péché et la vie de grâce devant Dieu et son Église, et par voie de conséquence l’imputabilité concrète du péché. Le cardinal Ratzinger nous avait expliqué cela dans les années 90 : on ne parle plus automatiquement de situation de péché mortel dans des situations de nouvelle union. Je me rappelle qu’en 1994, au moment où la Congrégation pour la Doctrine de la Foi avait publié son document sur les divorcés remariés, j’avais posé la question au cardinal Ratzinger : « Est-ce que la pratique ancienne qui allait de soi et que j’ai connue avant le concile, celle de voir au for interne avec son confesseur la possibilité de recevoir les sacrements à condition de ne pas créer de scandale, est toujours valable ? » Sa réponse était très claire, comme ce que dit le pape François : il n’y a pas de norme générale qui puisse couvrir tous les cas particuliers. Autant la norme générale est claire, autant il est clair qu’elle ne peut exhaustivement couvrir tous les cas.

 

Ainsi la dynamique de l’intégration mise en avant par François était déjà présente dans Familiaris consortio

François a poursuivi dans cette direction en faisant un pas de plus par rapport à Jean-Paul II. L’évolution qu’il y a dans l’exhortation c’est principalement la prise de conscience d’une évolution objective, celle des conditionnements propres à nos sociétés. C’est corrélativement une plus ample insertion dans le discernement des éléments supprimant ou atténuant l’imputabilité et dans le discernement d’un cheminement objectivement signifiant vers la plénitude de l’Évangile. Même si cela n’est pas encore l’idéal objectif, cette non-culpabilité accompagnée de petits pas vers ce à quoi nous sommes appelés  n’est pas rien au regard du Bon Pasteur. Nous sommes même au cœur de la vie chrétienne. Ce processus dynamique a objectivement une valeur signifiante qu’il convient de prendre en compte dans un discernement empreint de miséricorde lorsqu’il s’agit de se poser la question de l’aide sacramentelle de l’Église.

 

Le pape affirme qu’il est possible « dans certains cas », alors qu’on est dans une situation objective de péché - mais sans être subjectivement coupable ou sans l’être entièrement, - de vivre dans la grâce de Dieu, d’aimer, et de pouvoir également grandir dans la vie de grâce et de charité, recevant dans ce but l’aide de l’Église, y compris celle des sacrements et même de l’Eucharistie qui « n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles ». Comment intégrer cette affirmation au sein de la doctrine classique de l’Église ? Y a-t-il rupture avec ce qui a été affirmé par le passé ?

Toujours en tenant compte de l’angle de vue du document, ce qui me semble fondamental dans la démarche de Amoris laetitia c’est que - dans quelque catégorie abstraite nous puissions être rangés, - nous sommes tous appelés à mendier la miséricorde pour désirer davantage la conversion : « je ne suis pas digne de te recevoir… ».

Si le pape François n’a traité qu’en notes l’aide des sacrements « dans certains cas » de situation irrégulière, c’est bien que le problème, si important soit-il, est mal posé quand on l’hypostasie et qu’on veut le traiter via un discours général et non via le discernement singulier du corps du Christ dont nous sommes tous et chacun redevables. Avec beaucoup de perspicacité il nous demande de méditer 1 Co 11, 17-34 (AL 186). C’est le principal endroit où il parle de la communion eucharistique. Une manière de déplacer le problème en le situant là où saint Paul le place et une manière subtile d’indiquer une autre herméneutique pour répondre aux questions récurrentes. Il faut entrer dans le concret de la vie pour  « discerner le corps » en mendiant de la miséricorde. Il est possible que celui qui est en règle manque de discernement et mange son propre jugement. Il est possible que, dans certains cas, celui qui est dans une situation objective de péché puisse recevoir l’aide des sacrements.

Nous accédons aux sacrements en situation de mendicité, comme le publicain au fond de la synagogue qui n’ose pas lever les yeux, et qui le reçoit parce qu’il sait qu’il n’en est pas digne. Le pape nous invite à ne pas regarder uniquement les conditions extérieures, qui ont leur importance, mais à nous demander si nous avons cette soif du pardon miséricordieux en vue de mieux répondre au dynamisme sanctificateur de la grâce. Le passage entre la règle générale et le “en certains cas” ne peut pas se faire seulement par des considérations de situations formelles.

 

Que veut dire « dans certains cas » ? Pourquoi n’en fait-il pas comme une sorte d’inventaire pour illustrer ce qu’il veut dire ?

Parce qu’alors nous tombons dans de la casuistique abstraite et, plus grave, nous créons (même par mode d’une norme d’exception) un droit à recevoir l’eucharistie en situation objective de péché. Là, il me semble que le pape nous met devant l’obligation, par amour de la vérité, de discerner les cas singuliers au for interne comme au for externe.

 

Pour que je comprenne : ici François parle d’une “situation objective de péché”. Il ne se réfère pas à ceux qui ont reçu une déclaration de nullité d’un premier mariage et se sont remariés, ni à ceux qui sont en mesure de satisfaire l’exigence de vivre comme “frère et sœur”. Bien qu’ils soient dans une situation irrégulière, ils ne vivent pas dans une situation de péché. Le pape se réfère donc à ceux qui ne réussissent pas à réaliser objectivement notre conception du mariage, à transformer leur mode de vie selon cette exigence. Est-ce exact ?

Oui, c’est exact. Dans sa grande expérience de l’accompagnement, lorsqu’il parle des situations objectives de péché, le pape François ne se contente donc pas des trois cas d’espèces distingués dans Familiaris consortio (n. 84), mais il se réfère plus amplement à ceux « qui ne réalisent pas objectivement notre conception du mariage » et « dont la conscience doit être mieux prise en compte » « à partir de la reconnaissance du poids des conditionnements concrets » (AL 303).

 

La conscience joue un rôle fondamental…

Oui, « cette conscience peut reconnaître non seulement qu’une situation ne répond pas objectivement aux exigences générales de l’Évangile », mais « elle peut aussi reconnaître sincèrement et honnêtement ce qui, pour le moment, est la réponse généreuse qu’on peut donner à Dieu, et découvrir avec une certaine assurance morale que cette réponse est le don de soi que Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations, même si elle n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif » (AL 303).


Ceci est en effet important.
Amoris laetitia souligne non seulement  la capacité de comprendre la norme, mais aussi la limite dans la capacité de décider différemment, de prendre une nouvelle décision, sans nouvelle faute…

 

Le pape François élargit le regard à partir d'une longue et authentique tradition de morale théorique et pratique sur l'imputabilité du sujet, que Jean-Paul II n'avait pas prise directement en considération, sans pour autant la méconnaître (cf. loi de gradualité) ou l'exclure. Il en appelle à la pratique de la grande tradition des directeurs spirituels dont le rôle a toujours été de discerner en tenant compte tout à la fois des dispositions intérieures et des possibilités réelles de transformer ces situations de vie avec l’aide de la grâce.

Entre le tout ou rien il y a le chemin de la grâce et de la croissance : « un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés » (EG 44, AL 305).

 

Comment intégrer ce cas de figure dans la doctrine classique de l’Église ?

Peut-être qu’une analogie est à prendre dans « l’administration de l’Eucharistie, dans des circonstances spéciales, à des personnes appartenant à des Églises ou à des Communautés ecclésiales qui ne sont pas en pleine communion avec l’Église catholique. Dans ce cas en effet, l’objectif est de pourvoir à un sérieux besoin spirituel pour le salut éternel de ces personnes, et non de réaliser une intercommunion, impossible tant que ne sont pas pleinement établis les liens visibles de la communion ecclésiale » (Jean-Paul II, Ecclesia de eucharistia 45).

 

C’était déjà ce qu’indiquait le concile à propos des frères orientaux objectivement séparés de la communion catholique et qui demandent à recevoir l’Eucharistie avec les dispositions requises (Orientalum ecclesiarum,  27).

Nous avons une tension entre une séparation objective et l’Eucharistie comme sacrement de la communion ecclésiale. Pourtant nous avons trouvé une voie fondée sur la non-imputabilité, la foi commune dans les sacrements, le besoin spirituel et notre souci commun de l’unité. On ne résout pas ainsi le problème de la communion entre catholiques et nos frères séparés mais on reconnaît qu’il y a des situations où l’accès à la communion n’est pas exclu. Ce n’est ni pratiquer une voie d’eau dans la structure de l’Église, ni privatiser l’eucharistie mais comme nous le dit saint Jean-Paul II « pourvoir à un sérieux besoin spirituel pour le salut éternel ».

Il y a quelque chose d’analogue à circonscrire dans le discernement des « certains cas » de la note 351 : la non-imputabilité, la foi dans le sacrement du mariage, la recherche des chemins possibles pour répondre au projet de Dieu dans la réalité d’un processus objectivement signifiant…

Nous sommes en présence d’un développement par adjonction d’une vérité complémentaire comme la « primauté » formulée à Vatican I a été incontestablement développée par l’adjonction de la « collégialité » à Vatican II. Amoris laetitia ne développe pas les exigences objectives du lien conjugal déjà clairement formulées dans Familiaris consortio, mais apporte une considération complémentaire sur les conditionnements actuels des conjoints dans l’exercice de leur liberté.

 

 

Le langage de la miséricorde incarne la vérité de la vie. La préoccupation du souverain pontife dans cette Exhortation sur l’amour familial est de « recontextualiser » la doctrine au service de la mission pastorale de l’Église. On pourrait identifier un parcours, une sorte de relais entre les souverains pontifes : Jean-Paul II a renouvelé notre entrée dans l’espérance, un véritable roc. De façon magistrale Benoît XVI nous a manifesté l’organicité de la foi autour non pas d’un corpus doctrinal abstrait mais autour de la personne de Jésus. Le pape François nous manifeste la logique de l’Incarnation : Dieu est amour maintenant, pour chacun de nous, il nous cherche, nous attire à lui grâce à sa miséricorde sans limites qui pousse l’Église à ouvrir ses portes. Comment voyez-vous personnellement ce passage de témoin, vous qui l’avez vécu personnellement ?

J’ai été frappé par l’entretien du pape émérite Benoît avec le Père Servais s.j. publié dans l’Osservatore romano (OR 12) juste avant la publication de Amoris laetitia. Le pape Benoît y manifeste la profonde continuité entre saint Jean-Paul II et le pape François dans la lecture de ce véritable signe des temps qu’est la dimension de plus en plus centrale de la miséricorde dans la conscience des croyants. Jean-Paul II a ouvert tout grand les portes au Christ. Le pape Benoît a refondé l’organicité de la foi dans la personne de Jésus. Le pape François nous pousse à passer la porte pour sortir à sa rencontre dans nos pauvretés. Tous les trois, chacun avec son style providentiel, mettent en œuvre ce processus de renouveau dans la fidélité qui caractérise le concile.

 

Cet article est éclairant pour comprendre comment la conversion pastorale touche aussi l’enseignement de la doctrine…

 

Oui, c’est une précieuse illustration de cette continuelle conversion pastorale que doit connaître l’exercice de la doctrine afin de continuer à exprimer la vérité salvifique dans une société qui change, un monde dans lequel les hommes et les femmes ne se perçoivent plus de la même manière qu’auparavant. – Ce n’est ni plus ni moins ce que fait Amoris laetitia.

On ne peut plus, par exemple, nous dit le pape émérite, parler du salut des incroyants comme avant : « il n’y a pas de doute que sur ce point, nous sommes face à une profonde évolution du dogme… la découverte du nouveau monde au début de l’ère moderne a changé de manière radicale les perspectives… » (OR édit fr. 2016/12).

 

Nous touchons là à des questions profondes qui tournent autour de « l’herméneutique de la réforme dans la continuité ». Pour transmettre la doctrine, l’approfondir et la présenter d’une façon qui corresponde aux exigences de notre temps, il y a tout un effort pour la contextualiser en distinguant les vérités contenues dans le dépôt de la foi de la façon de les énoncer. Cela est particulièrement sensible dans le domaine de l’anthroplogie et du rapport de l’Église avec le monde d’aujourd’hui où, au premier abord, il peut apparaître une certaine discontinuité. On peut trouver bien des exemples comme le prêt à intérêt, la liberté religieuse... au sujet desquels l’Église a revisité et parfois corrigé certaines décisions historiques pour, à travers cette apparente discontinuité, approfondir la vérité qui lui est confiée. « C’est précisément dans cet ensemble de continuité et de discontinuité, à divers niveaux que consiste la nature de la véritable réforme. » (Benoît XVI, 22 décembre 2005)

 

Evangelii gaudium, Amoris lætitia... il semblerait que le pape François veuille insister fortement sur le thème de la joie. Selon vous, pourquoi ? Avons-nous besoin de parler de joie aujourd’hui ? Risquons-nous de la perdre ? Pourquoi la miséricorde inquiète-t-elle ? Pourquoi l’inclusion préoccupe-t-elle ? Quelles peurs les paroles du pape font-elles naître chez certains ? Pouvez-vous apporter une explication ?

L’appel à la miséricorde nous renvoie à l’exigence de sortir de nous-même pour faire miséricorde et obtenir en retour la miséricorde du Père. C’est l’Église en sortie d’Evangelii gaudium. Cette sortie de soi-même fait peur. Nous devons sortir de nos sécurités préfabriquées pour nous laisser rejoindre par le Christ. Le pape François nous prend par la main pour nous mettre dans la droite ligne du témoignage de la foi : attester une rencontre qui change la vie, une rencontre amoureuse qui ne peut se faire qu’en sortant à la rencontre des autres. La conversion pastorale cherche continuellement cette présence de Dieu à l’œuvre aujourd’hui. C’est cette présence qui provoque la joie. La joie de l’amour.

« Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, comme moi, j’ai gardé les commandements de mon Père, et je demeure dans son amour. Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 9-13).

L’amour est exigeant, mais il n’y a pas de plus grande joie que l’amour.


[1] Le regard du bon Pasteur, Parole et Silence, 2015.

[2] J’exprime ma reconnaissance envers Marc Larivé, ami commun, qui a facilité cet entretien. Directeur des éditions Parole et Silence, il édite la version complète de cette interview sous le titre : Entretien sur Amoris laetitia, Parole et Silence, 2016.